Le Self Supérieur de Richard Schwartz, Ph.D
Traduction par Emmanuelle Mertian de Muller, relecture Christine Mesnier, de la première partie du texte «The Larger Self», publié sur le site IFS des États-Unis https://selfleadership.org/the-larger-self.html
Nous connaissons tous ces moments lumineux de clarté et d’équilibre qui surviennent brièvement de temps en temps, dans nos propres vies et celles de nos clients. Quelle que soit la manière dont nous y arrivons, nous éprouvons soudain un sentiment de plénitude intérieure et d’ouverture de cœur envers le monde, qui n’existait pas l’instant précédent. Le bavardage incessant et méchant de notre mental cesse, nous sentons un espace de calme, comme si notre mental, notre cœur et notre âme se trouvaient dilatés et s’étaient éclaircis. Quelques fois, ces expériences fugitives s’accompagnent d’une brillante lueur de paisible certitude que tout dans l’univers est vraiment à sa place -ce qui nous inclut vous et moi individuellement -au sein de notre pauvre et imparfaite humanité en difficulté. À d’autres moments, nous pouvons faire l’expérience d’une vague de connexion joyeuse avec les autres, qui balaye les irritations, les suspicions et l’ennui. Nous sentons que, pour une fois, nous sommes vraiment nous-même, notre être authentique, libre de notre cacophonie intérieure qui généralement nous assaille.
Pendant la plus grande partie de ma vie, c’est le terrain de basket qui m’a conduit au plus près de cette expérience bénie d’ouverture. Au fil des ans, je suis devenu accro au basket en raison des moments fugaces qui survenaient lorsque j’entrais dans cet état où mes critiques intérieurs disparaissaient et que mon corps savait quoi faire. J’avais une totale confiance en mes capacités et expérimentais un sentiment de joie et d’émerveillement à être spontanément dans l’instant.
Lorsque je deviens thérapeute familial, je m’attendais à expérimenter quelque chose de similaire en séance avec mes clients. Au lieu de cela, mon travail semblait difficile, frustrant et épuisant. Je croyais que c’était à moi de restructurer les familles, d’utiliser la puissance de ma personnalité pour dénouer les relations emmêlées et ouvrir des schémas de communication bloqués. Je pensais que je devais changer les clients par pure volonté et force intellectuelle. Je devais recadrer leurs symptômes, solutionner leurs problèmes, et proposer de nouvelles perspectives à leurs dilemmes. Puis je devais trouver un moyen qui les motive à faire le travail que je leur donnais, sans me sentir totalement frustré lorsqu’ils ne le faisaient pas. Toutes ces responsabilités pour créer du changement et le faire rapidement, non seulement excluaient d’excellents résultats dans mon travail, mais me consumaient.
Puis au début des années 1980, je commençais à remarquer que quand je demandais à certaines de mes clientes avec des troubles alimentaires ce qui se passait en elles au point de s’adonner à la compulsion et de se faire vomir, elles décrivaient des larges conversations intérieures avec ce qu’elles appelaient différentes parties d’elles-mêmes. J’étais intrigué. J’avais une cliente, Diane, et lui proposais de demander à la voix pessimiste qu’elle était en train de décrire, la raison pour laquelle cette voix lui disait tout le temps qu’elle était sans espoir. La voix répondit qu’elle lui disait qu’elle était sans espoir afin qu’elle ne prenne aucun risque et ne se fasse mal ; la voix essayait de la protéger. Cela ressemblait à une interaction prometteuse. Si la part pessimiste avait réellement une intention bienveillante, alors Diane pourrait être en mesure de négocier un rôle différent pour elle. Mais Diane n’était pas intéressée par une négociation. Elle était en colère contre cette voix et ne cessait de lui dire de la laisser tranquille. Je lui demandais pourquoi elle était si désagréable avec la part pessimiste, et elle partit sur un long monologue, en décrivant comment la voix lui avait rendu chaque pas qu’elle avait entrepris dans la vie éminemment difficile.
Il m’apparut alors que je n’étais pas en train de parler à Diane, mais à une autre partie d’elle qui se battait constamment contre la pessimiste. Dans une conversation précédente, Diane m’avait parlé d’une guerre interne incessante entre une voix qui la poussait à réussir, et la pessimiste qui lui disait qu’elle était sans espoir. Se pouvait-il que la partie fonceuse soit intervenue alors qu’elle était en train de parler à la partie pessimiste ?
Je demandais à Diane de se concentrer sur la voix qui était si en colère contre la pessimiste et lui demandais d’arrêter d’interférer dans les négociations engagées avec la pessimiste. A mon grand étonnement, elle accepta de se «reculer», et Diane se détacha immédiatement de la colère qu’elle sentait si fortement quelques secondes auparavant. Lorsque je demandais à Diane ce qu’elle ressentait désormais envers la part pessimiste, il semblait qu’une personne différente répondait. Avec une voix calme et empathique,elle dit qu’elle avait de la gratitude envers elle qui essayait de la protéger, et montrait une compassion douce par sa voix. A partir de ce moment, les négociations avec la pessimiste furent facile.
J’ai essayé cette procédure de «recul»avec plusieurs autres clients. Quelques fois nous devions demander à deux ou trois voix de ne pas interférer avant que le client ne revienne à un état similaire à celui de Diane, mais néanmoins nous y arrivions. Lorsqu’ils étaient dans cet état de calme et de compassion, je demandais aux clients quelles parties ou voix étaient présentes. Tous donnèrent une variante de la réponse suivante : «ce n’est pas vraiment une partie comme peuvent être les autres voix. Il s’agit plus de celui que je suis réellement. C’est mon Self».
J’ai consacré les deux décennies suivantes à affiner des méthodes pour aider les clients à faire émerger cet état et à y entrer moi-même, car j’avais compris que la variable la plus importante pour que les clients rentrent rapidement dans cet état était le degré de Self dans lequel moi-même je me trouvais.
Lorsque je peux être profondément présent à mes clients depuis le cœur de mon être, libre de l’anxiété sur la façon dont je m’y prends, ou sur qui contrôle la thérapie, ou encore dans quelle mesure le client suit de façon appropriée le processus thérapeutique, alors les clients répondaient en résonance à mon Self comme s’il était le diapason qui réveillait le leur. C’est cette profonde, loyale et véritable présente du thérapeute -sans bagage personnel -à laquelle tous les clients aspirent à se connecter.
Le Self dans la pièce de consultation
Je rencontre pour la première fois une cliente anorexique, Margie, dans un centre de traitement résidentiel où je suis psychologue. Elle se bat avec l’anorexie depuis 19 ans, et a découvert qu’à chaque fois qu’elle commençait à se sentir mieux, elle arrêtait de manger. Avant la séance, je me concentre sur mon monde intérieur, pour me centrer. J’entends une voix familière apeurée qui dit que Margie est réellement très fragile et que je ne dois rien faire pour la contrarier. Je dis à cette part de moi que je vais être très délicat vis à vis de sa situation, je lui demande de me faire confiance et de laisser s’ouvrir mon cœur. Je me concentre sur mon cœur et sens que l’écorce de protection qui l’avait enveloppé se dissout alors que l’heure de la séance approche. Je ressens maintenant davantage de sensations dans ma poitrine et mon abdomen, avec une énergie vibrante qui circule à travers mes poumons. Je me sens calme et confiant lorsque Margie entre dans la pièce et s’assoit.
Elle ressemble à un cadavre avec une sonde gastrique dans le nez. Ses mouvements sont contrôlés et rigides. Elle me scrute avec méfiance. Immédiatement je ressens beaucoup de compassion pour elle et beaucoup de respect pour ses parts qui ne me font pas confiance et peuvent ne pas vouloir travailler avec moi. Je n’attends pas un résultat particulier pour cette séance. J’aimerais l’aider, mais je me sentirai calme si elle ne me laissait pas l’approcher. Je suis curieux vis-à-vis des motivations de la part anorexique, et en même temps je suis sûr qu’elle a de bonnes raisons de lui faire subir cela. Je sens dans mon corps que l’énergie s’étend de manière non verbale depuis mon cœur jusqu’à elle, et je fais confiance qu’à un certain niveau, elle peut le sentir. J’ai la confiance que, si je reste dans cet état, ce qui doit arriver arrivera, je n’ai rien à faire.
Je me présente et lui dis que je suis compétent pour aider des personnes ayant des parties qui les empêchent de manger. Je demande à Margie de dire où se trouve dans son corps cette voix d’anorexie, et ce qu’elle ressent pour elle. Elle ferme les yeux, dit qu’elle se trouve dans son estomac, et qu’elle est en colère contre elle. Cette part lui dit qu’elle va la tuer et qu’elle ne peut rien faire contre cela. Je ressens un tressaillement de peur contracter mes boyaux et entends une voix interne familière dire : «cette part est déterminée à la tuer et elle y arrive. Que se passerait-il si tu disais quelque chose qui la rendrait encore plus déterminée ! «Une fois de plus, je rassure la peur avec des mots tels que «Fais-moi confiance. Souviens-toi que si je reste présent, il y a toujours quelque chose de bon qui arrive». Mon estomac se détend immédiatement et la douce circulation de l’énergie revient dans mon corps.
Avec une voix calme et confiante, je dis à Margie «c’est normal que tu sois en colère contre la partie troubles alimentaires, parce que son but avoué est de bousiller ta vie et même de te tuer. Mais pour l’instant, nous voulons simplement faire un peu plus connaissance avec elle, et c’est difficile d’y parvenir quand tu es en colère contre elle. Nous n’allons pas lui donner plus de pouvoir qu’elle n’en n’a en faisant cela -juste comprendre pourquoi elle veut te tuer. Donc regarde si la partie de toi qui est en colère contre elle serait d’accord pour te faire confiance à toi et à moi pendant quelques minutes. Regarde si elle serait d’accord pour se détendre et peut-être observer ce qui se passe quand nous essayons de faire connaissance avec la partie désordre alimentaire». Elle acquiesce, et quand je lui demande ce qu’elle éprouve désormais envers la partie désordre alimentaire, elle dit qu’elle est fatiguée de se battre contre elle. Je lui propose de demander à cette partie de se détendre et de se reculer également ainsi qu’à une autre part qui était confuse face à la part désordre alimentaire. De façon assez remarquable pour quelqu’un qui se trouve dans cette situation, à chaque fois que Margie demande à une partie de faire un pas en arrière, la partie le fait. Finalement, en réponse à ma question «que ressens-tu envers la partie trouble alimentaire maintenant ?», elle répond avec une voix pleine de compassion, «c’est comme si j’aimerais l’aider.»
Dans une séance, le moment précis où le client a soudain accès à un certain degré de Self me donne toujours la chair de poule. Jusqu’à présent, je devais constamment rassurer ma peur et mon propre pessimisme intérieur qui, à chaque fois qu’une part de Margie émergeait, étaient certains que je ne pourrais jamais accéder au Self d’une personne si décharnée et si symptomatique. Au moment où son Self emprunt de compassion émergea, toutes mes parties purent se détendre et se reculer parce qu’elles savaient par expérience que le reste de la séance se déroulerait bien.
Comment suis-je passé de la crainte de faire de la thérapie, de l’espoir que les clients annulent leur séance et d’un épuisement chronique, à vivre la thérapie avec plaisir, telle une pratique spirituelle riche en expériences de connexion et d’impressionnante beauté ? Comment en suis-je arrivé à devenir aussi revigoré après une séance de thérapie intense qu’après une méditation d’une heure ? Comment se faisait-il que la thérapie ait remplacé ma pratique du basket pour me sentir vibrant ?
La réponse courte est qu’au fil des ans, j’en suis venu à faire confiance au pouvoir de guérison de ce que j’appellerai le Self du client et du mien. Lorsqu’il y a une masse critique de Self dans la pièce de soin, la guérison arrive. Lorsque je suis capable d’incarner beaucoup de Self, comme c’était le cas pour Margie, les clients sentent par ma voix, mes yeux, mes mouvements et ma présence de façon générale, que je prends énormément soin d’eux, que je sais ce que je fais, que je ne vais pas les juger et que j’aime travailler avec eux. Par conséquent leurs protecteurs intérieurs se détendent, ce qui laisse émerger encore plus leur Self. Ainsi les clients commencent à être en lien avec eux-mêmes de façon beaucoup plus curieuse, avec confiance et compassion.
Plus les clients incorporent de Self, plus leur dialogue intérieur change spontanément. Ils arrêtent de se fustiger, et au lieu de cela, essayent de faire connaissance avec les voix intérieures les plus extrêmes qui les ont tourmentées, au lieu d’essayer de les éliminer. Ils me disent qu’ils se sentent «plus légers», comme si leur mental se sentait plus «ouvert» et «libre». Même les clients qui n’ont montré qu’un bref aperçu de leurs problèmes sont soudain capables de parcourir la trajectoire de leurs propres sentiments et histoires émotionnelles avec une clarté et une compréhension étonnante. Ce qui m’a particulièrement impressionné dans ces moments-là n’est pas seulement le fait que mes clients, ayant découvert leur Self au cœur de leur être, montrent des caractéristiques de discernement, d’auto-compréhension, d’acceptation, de stabilité et de croissance personnelle, mais que même les clients perturbés, qui pourraient sembler ne pas être de bons candidats pour de tels retournements, sont capables d’expérimenter les mêmes qualités.
Durant ma formation, l’opinion générale dans notre domaine était que les clients ayant eu réellement des enfances affreuses -abus répétés et négligences -avec pour conséquences des symptômes flagrants, avaient besoin d’un thérapeute pour construire un ego qui fonctionne pour eux, en partant de rien ; ils n’avaient tout simplement pas les ressources psychologiques nécessaires pour faire le travail eux-mêmes. Mais même ces clients, après avoir expérimenté la connexion à leur être, commencèrent à se prendre en charge et à acquérir d’eux-mêmes une réelle force personnelle intérieure, sans que j’ai à en faire des tonnes. Et cependant, presque aucune théorie psychologique occidentale ne pouvait expliquer d’où venait cette capacité incroyable et sortie de nulle part, à contenir et comprendre leur tourmente intérieure.
Plus cela se produisait, plus je me sentais confrontée à des questions d’essence spirituelle quine pouvaient tout simplement pas être traitées en terme de solution, problème, symptômes, recherche de résultats, techniques cliniques. Je commençais mon exploration de novice avec de la littérature spirituelle et religieuse, et découvrais un filon originel dans les écrits ésotériques des sages et des saints,hommes et femmes, qui mettent l’accent sur les techniques de méditation et de contemplation afin de faire la connaissance de leur Self; («Ésotérique» ne veut pas dire ici exotique ou éloigné mais vient du grec esotero, qui veut dire «approfondissement») Bien qu’elles aient utilisé des mots différents, toutes les traditions ésotériques au sein des principales religions – Bouddhisme, Hindouisme, Christianisme, Judaïsme, Islam – partagent la même conviction fondamentale: nous sommes des étincelles d’une flamme éternelle, des manifestations de l’essence de l’être. Il s’avère qu’il ne faut souvent pas des années de pratiques méditatives pour accéder à l’Être Divin Intérieur (ce que les chrétiens appellent l’âme ou la conscience Christique, les Bouddhistes la nature de Bouddha, les Hindous Atman, les Taoïstes Tao, les Soufis la Bien-Aimé, les Quakers la Lumière Intérieure) car il existe en chacun de nous, juste en dessous de la surface de nos parties extrêmes. Une fois que nos parties acceptent de se séparer de nous, nous avons soudain accès à qui nous sommes vraiment.
Néanmoins, j’ai également découvert que la variable la plus importante relative à la vitesse à laquelle les clients peuvent accéder à leur Self dépend du degré avec lequel je suis pleinement présent et relié à mon Self. C’est la présence qui constitue l’élément guérisseur en psychothérapie, indépendamment de la méthode ou de la philosophie du praticien.
Les obstacles à l’accès au Self-Leadership
Dans les faits, être guidé par notre Self avec les clients n’est pas facile. On nous dit tellement de choses sur les clients et sur la pratique de la thérapie qu’elles alimentent nos peurs et nous tiennent à distance. Le DSM-IV (manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) concentre notre attention sur les aspects les plus effrayants et les plus pathologiques de nos clients. Notre formation nous encourage à nous surveiller constamment pour éviter de faire quelque chose de non professionnel, comme de faire savoir à un client ce que nous ressentons pour lui ou à quoi ressemble notre vie personnelle. Nous restons sur nos gardes pour nous assurer que le client ne viole pas nos frontières cliniques ou qu’il aperçoive ce qu’il y a derrière nos masques professionnels.
En plus de la façon dont nous apprenons à percevoir et à nous relier à nos clients, nous amenons également beaucoup de bagages personnels avec nous qui pourraient faire que nous sommes facilement activés par leurs histoires ou leurs conduites, et qui est une source supplémentaire de déconnexion. Par exemple, pendant les premières années de mon travail avec les survivants d’abus sexuels, je les encourageais à étreindre leurs jeunes parties terrifiées qui étaient restées bloquées au moment de l’abus. Lorsque mes clients décrivaient avec émotions les scènes horribles dont ils étaient témoins, j’écoutais pendant un moment puis je me voyais être distrait par des rêvasseries ou des pensées, par ce que j’avais besoin de faire le soir. Ils étaient tellement absorbés par leur monde intérieur que je supposais qu’il n’était pas si grave que je sois plus ou moins présent pendant ce travail, en dépit de la plainte occasionnelle de l’un d’entre eux sur le fait que je ne semblais pas être totalement présent.
Lors d’une crise personnelle suffisamment évidente pour me conduire enfin en thérapie, je passai un an et demi avec mon thérapeute, à pleurer la plus part du temps. Je fis alors connaissance avec mes parts tristes, humiliées et terrifiées que j’avais passé ma vie à essayer de maintenir enterrées. Au fur et à mesure que j’aidai ces parts jeunes et vulnérables, les voix qui les protégeaient s’atténuèrent également. L’arrogant intellectuel, le rebelle en colère, le carriériste forcené, même l’auto-critique méprisant et rabâcheur qui me disaient combien j’étais inadapté, tous trouvèrent de nouveaux rôles.
Depuis, je constate que je peux rester avec mes clients même lorsqu’ils traversent une peine intense, parce que je n’ai plus peur des miennes. Si je m’observe en train de dériver, je rappelle au «distracteur» qu’il n’a plus besoin de m’aider ainsi et il se met immédiatement en retrait. Aujourd’hui, mes clients prennent plus de risques en pénétrant dans les caves intérieures ou les abysses qu’ils avaient l’habitude de contourner, parce qu’ils sentent que je resterai avec eux tout le long du voyage. Et le fait de rester avec eux m’apporte de continuelles opportunités pour rendre visite et étreindre à nouveau la vulnérabilité qu’ils attisent en moi, tout en m’offrant la possibilité d’être témoin de leur courage, de leur honte ou de leur terreur. J’ai de plus en plus de larmes de compassion et de joie qui me montent aux yeux au milieu des séances, et je suis de moins en moins gêné de laisser mes clients les voir, et de leur faire voir combien cela me touche.
Bien évidemment, rien de ceci n’est aussi simple que je le laisse supposer. C’est un secret éventé, connu de tous les honnêtes thérapeutes en cheminement, que nos clients soulèvent en nous autant d’émotions difficiles, de pensées, de préjugés, d’associations négatives et d’impulsions malencontreuses que nous en soulevons en eux. Non seulement comme tout le monde, nous pouvons être contaminés par des vagues d’émotions propres à toutes interactions humaines, mais nous avons aussi des vulnérabilités spécifiques à notre métier. Pourtant, nous sommes supposés être parfaits, au moins en séance, matures, altruistes, réceptifs, calmes, lucides, gentils, optimistes et sages, peu importe combien nos clients peuvent être méchants, hostiles, égocentriques, abusifs, enfantins, désespérés, et non-coopératifs.
Je suis assis avec une cliente qui se plaint (comme elle le fait souvent) d’une voix haut perchée et pleurnicharde de combien sa vie est difficile. Je sens monter une pique d’irritation. Elle est très riche, a beaucoup de personnel, et consacre la plupart de son temps à sa vie sociale très développée et à faire les magasins. Aujourd’hui, elle est malheureuse à cause du vase antique qui est dans son salon et pour lequel elle a dépensé 20 000 $. Moi, de mon côté, je suis un pauvre thérapeute qui travaille dur, qui doit faire des heures indues pour assurer les frais de scolarité de mes enfants. Dans mon for intérieur, je sais qu’elle fut négligée et ignorée dans son enfance, et que cette part d’elle est toujours cette petite fille qui pleurniche pour que quelqu’un tourne son attention vers elle. Mais là, maintenant, j’ai juste envie de lui crier de se taire et de cesser de geindre. Comment est-ce que je procède pour retrouver mon calme intérieur alors que cette petite voix méchante et moralisatrice s’insinue de façon si puissante dans ma conscience ?
Un autre jour, je vois un couple, tous les deux ayant très bien réussi, perfectionniste et ambitieux. L’homme en particulier semble très sûr de lui, dominateur et voulant avoir raison. Il est comme ça avec sa famille, ce qui est une des raisons pour laquelle le couple ne va pas bien. Je sens une part de lui qui ne supporte pas d’être rabaissée par quiconque, y compris par moi, donc le ton de la conversation devient emprunt de rivalité. Je sens que je tombe moi-même dans le piège avec une attitude légèrement compétitive en renvoyant mes arguments aux siens. Que puis-je faire alors pour empêcher tout cela de déboucher sur une bataille de pouvoir qui va nous rendre perdants tous les deux ?
Une jeune femme magnifique vient pour la première fois en séance. Je me surprends à la regarder plus que je ne le ferais avec d’autres clients, et un fantasme romantique et sexué me traverse. Comme la population que je reçois comprend beaucoup de survivants de l’abus sexuels, je suis devenu très conscient des dégâts que peut provoquer ce type d’énergie vis à vis d’elle alors qu’elle met sa confiance en moi. Je sais par expérience que me réprimander pour ces intrusions passagères ne sert pas à grand chose, je finis par perdre plus d’énergie à essayer de ne pas ressentir ce que je ressens que de porter mon attention sur la cliente. Donc comment puis-je faire pour arrêter de l’objectiver afin de réussir à me reconnecter ?
Avec toutes les provocations intenses auxquelles nous sommes soumis tous les jours, nous avons besoin de trouver le moyen de rester fermement ancrés et de garder le cœur ouvert, sans être ballottés par la réactivité de nos propres émotions. Nous devons être capables d’aller puiser au cœur de notre être, qui nous apporte du lest pour stabiliser notre voilier dans la tempête, afin de pouvoir surmonter les vagues déchaînées sans qu’elles nous submergent.
Nous ne pouvons pas devenir centrés dans ce que j’appelle le Self – la profonde essence de notre Être – en essayant d’aplatir, supprimer, nier ou détruire les sentiments que nous n’aimons pas en nous ou chez les autres. Pour faire l’expérience du Self, nous ne pouvons pas passer outre nos barbares intérieurs, ces parties de nous indésirables telles que la haine, la rage, le désespoir suicidaire, la peur, les pulsions addictives (pour la drogue, la nourriture, le sexe…), le racisme et autres préjugés, l’avidité, tout comme des sentiments moins détestables tels que l’ennui, la culpabilité, la dépression, l’anxiété, l’arrogance ou le dégout de soi. La leçon que j’ai apprise au fil des années de pratique, est que nous devons apprendre à écouter, et finalement à embrasser ces parties indésirables. Si nous pouvons faire cela plutôt que de les exiler, elles se transforment. Et bien que cela semble contre-intuitif, le thérapeute trouve un grand soulagement dans le fait d’aider ses clients à devenir amis avec leurs tourmenteurs intérieurs plutôt que de les réprimer. J’ai découvert, après beaucoup d’essais douloureux et d’erreurs au détriment de mes clients, que le fait de traiter leurs symptômes et difficultés comme des sortes de poubelles émotionnelles à éliminer de leur système ne marche tout simplement pas. Souvent, plus j’ai poussé mes clients à essayer de se débarrasser de leur rage destructrice et de leurs impulsions suicidaires, plus ces sentiments ont augmenté en puissance et en résistance, même s’ils se sont parfois enfouis pour surgir de nouveau et différemment.
Bizarrement, ces mêmes parties destructrices et honteuses répondirent bien plus positivement et devinrent moins gênantes quand je commençais à les traiter comme si elles étaient effectivement de réelles personnes, avec leur propre vie, leur point de vue et leurs raisons d’agir ainsi. Ce n’est qu’en m’approchant d’elles avec humilité, animé d’une intention amicale de les comprendre que j’ai commencé à saisir pourquoi elles créaient tant de problèmes à mes clients. Je découvrais que si je pouvais aider les gens à approcher leurs désirs et sentiments les pires et plus détestés avec l’esprit et le cœur ouverts, on réalisait que ces émotions obscurantistes sont non seulement porteuses de sens et ont une utilité légitime dans l’équilibre psychologique de la personne, mais aussi, assez spontanément, qu’elles deviennent plus inoffensives.
J’ai vu cela se produire maintes et maintes fois. Au fur et à mesure que j’aide les clients à entamer leurs dialogues intérieurs avec leurs parties ayant des sentiments horribles, anti-sociaux, je comprends pourquoi elles expriment tant de furie, de violence autodestructrice. Ces parts se calment, évoluent de façon plus douce, et montrent même qu’elles ont aussi de la valeur. Pendant ce travail, j’ai trouvé qu’il n’y a pas de partie totalement « mauvaise » chez qui que ce soit. Même les impulsions et les sentiments les pires – l’envie de se saouler, l’auto-mutilation compulsive, la paranoïa, les envies de meurtre – proviennent de parties qui ont elles-même des histoires à dire et ont la capacité à devenir quelque chose de positif et d’aidant dans la vie d’un client. L’important dans la thérapie n’est pas de se débarrasser de quoi que ce soit, mais d’aider à le transformer.
Au fur et à mesure que je découvrais la nature des parties extrêmes de mes clients et que j’étais de plus en plus capable de faire confiance à leur Self guérisseur, je devins libéré. Je n’avais plus besoin de trouver des réponses pour les gens ou de lutter contre leurs impulsions.C’est comme si j’avais été le moteur d’un puissant bateau ayant pour épreuve de pousser la thérapie à travers de sombres tempêtes et de grosses vagues, et soudain, je pouvais monter dans ce bateau, hisser la voile, et laisser un vent sage et bienveillant conduire mon client et moi-même vers une destination que je n’aurais pas pu prévoir. Au début, il était difficile de laisser tomber le contrôle sur ce qui arriverait et quels buts seraient atteints en session. Mais maintenant j’aime l’aventure de tout cela. Il est facile de se laisser conduire par le flow/la vague si vous avez réellement confiance dans le flow.
Une fois que la masse des responsabilités a été déchargée de mes épaules, j’ai découvert que je pouvais respirer de nouveau. En étant capable de laisser tomber mes gardiens, tout autant que mes diagnostics, mes stratégies, mes parties poussives et mes desseins, je peux profiter de la personne que je suis. Ironiquement, les clients m’apprécient davantage, et me résistent moins quand je suis également dans cet état : en phase avec mon authenticité et sans agenda. Les clients en viennent à aimer la connexion de Self à Self qu’ils ressentent lorsque je suis réellement présent.
Mais il est difficile de maintenir cette qualité de présence. En plus des parties que vos clients stimulent, votre vie personnelle influe aussi. Le travail méticuleux de recherche sur le développement de John Gottman a montré que c’est la capacité à réparer les inévitables ruptures avec ceux que nous aimons qui constituent le succès des relations intimes. C’est également vrai dans nos relations avec nos clients.Une thérapie n’est théoriquement jamais un pas de deux charmant et sans accrocs entre le thérapeute et le client. Le plus souvent c’est une série d’accrochages minimes et d’expériences, ponctués par de mauvais moments. Le travail clinique progresse à travers des ruptures – mauvaise compréhension, confusion, conflits subtils, jeux de pouvoir et déception envers soi et entre le client et le thérapeute – qui sont ensuite réparés. Et c’est à travers ce processus de rupture et de réparation que l’avancée thérapeutique a lieu.
Mais les thérapeutes oublient quelques fois que ce n’est pas seulement le client qui ne comprend pas ou réagit. Ceux d’entre nous qui utilisent l’approche IFS ont cet axiome : à chaque fois qu’il y a un problème dans la thérapie, une partie interfère, mais nous ne savons pas à qui elle appartient. Quelque fois c’est une part rebelle, en colère, apeurée ou abusée du client qui est stimulée. Mais cela peut tout aussi bien être un protecteur du thérapeute qui a pris la main sans qu’il en soit conscient, et que le client réagisse à cette faille dans leur connexion.
Le Self guérisseur en action
Avec toutes les provocations intenses que nous subissons jour après jour, comment nous maintenir fermement ancré et le cœur ouvert? Pour ce faire, nous devons être capable de puiser à quelque chose au centre de notre Être.
En accueillant Marina, une survivante d’abus sexuels, sur le pas de la porte pour sa séance régulière, je sais instantanément qu’elle est vraiment en colère contre moi.« Vous étiez complètement ailleurs à ma dernière séance, pas du tout présent» me lance-t-elle, juste avant de rentrer dans une tirade disant combien j’étais cruel de l’attirer dans des états de vulnérabilité émotionnelle puis de l’abandonner. « Vous n’êtes qu’un salaud sans cœur » crache-t-elle en résumé.
Faire face à une femme enragée, et en particulier une qui est en colère contre moi a toujours soulevé une cacophonie d’alarmes dans ma tête, et des chocs électriques dans mon corps. Sur le moment, j’acquiesce sagement, en essayant de paraître calme et de gagner du temps jusqu’à ce que je puisse retrouver ma respiration et marmonner une réponse.
Une petite voix intérieure éclate instantanément : « Voilà, les survivants d’abus sexuels finissent toujours par rejeter la faute sur leurs thérapeutes. C’est simplement une projection, tu deviens en fin de compte son agresseur! »Une autre partie de ma famille intérieure fait écho : « Quelle ingrate ! Tu lui as fait une réduction, tu l’as vue à des heures indues, et regarde comment elle te traite! » Une voix intérieure hystérique commence à crier : « Oh mon Dieu, c’est un cas extrême qui va ruiner ta carrière. Danger ! Danger ! » Puis mes nombreux critiques intérieurs donnent leur avis sur le sujet : « Bon, elle a probablement raison. Tu t’es probablement éloigné d’elle. Pourquoi ne peux tu pas être vraiment là pour tes clients ? Non mais quelle sorte de thérapeute es-tu ? Peut-être que tu devrais changer de boulot ».
Il y a des années, une de ces parts aurait pris le dessus et j’aurais été en mode de défense renforcée, en minimisant ses émotions et en prenant un ton condescendant de professionnel sûr de lui pour lui faire subtilement sentir qu’elle doit se tromper. Ou bien j’aurais pu m’excuser, mais pas depuis mon cœur, ce qui aurait attisé sa rage. Ou encore j’aurais pu devenir un de mes critiques intérieurs et commencer à battre ma coulpe de façon excessive, m’excusant avec effusion, en lui disant que ce que j’avais fait était inexcusable.
Mais maintenant, je fais rapidement taire ces parties intérieures, leur demandant de baisser d’intensité et de me laisser simplement écouter ce que dit la personne.Alors qu’avant je me serais senti déboussolé, hors contrôle, comme si plusieurs aspects de Dick Schwartz étaient catapultés d’un côté de la pièce à l’autre, je reste maintenant profondément et solidement dans mon corps, vraiment enraciné. Je me sens spontanément passer de cet espace figé à un état relaxé et d’ouverture vis à vis d’elle. Et là, je peux sentir la peine derrière ses mots, donc je n’ai pas à répondre à sa part agressive ou à la calmer.
Au lieu de cela, parce que je vois là la petite fille blessée, je peux parler à cet enfant depuis mon cœur, en lui partageant mes regrets sincères pour la peine qu’elle ressent.« Je vois que quelque chose dans mon comportement vous a bouleversée la dernière fois que nous nous sommes vus. » dis-je « Je ne me souviens pas de ce qui s’est passé mais je vois que cela vous a beaucoup blessée et j’en suis désolé. Je sais qu’il m’arrive parfois d’être distrait, mais je vais faire attention et faire les choses plus sérieusement. » Elle se calme immédiatement car elle voit que je n’essaye pas de la contrecarrer, de l’apaiser, de lui faire changer d’avis, ou de lui faire voir les choses de mon point de vue. La conversation entière prend une autre dimension car elle se sent réellement écoutée et vue. Une réparation se fait et nous avons une opportunité de travailler avec la partie qui s’est sentie tellement en colère et blessée par moi.
Je suis en général capable de calmer rapidement mes protecteurs. Pas seulement parce que la technique de leur demander de se mettre de côté est efficace, mais aussi grâce au travail que j’ai fait sur mes parties intérieures : elles répondent à mes demandes. Je suis maintenant moins affecté par la rage des autres parce que j’ai passé du temps à embrasser et à guérir mes parties jeunes et vulnérables qui comme des enfants étaient terrorisées par les accès de colère des gens. Depuis que je suis moins facilement blessé, mes défenseurs et critiques intérieurs ont moins de parties à protéger. Mes nombreuses pratiques ont également prouvé à ces parts protectrices que les choses peuvent mieux se passer lorsqu’elles me laissent les rênes, moi en tant que Self.
En formation, nous avons mis au point un exercice dans lequel une personne joue le rôle du client qui provoque le thérapeute jusqu’au moment où une partie de lui prend le dessus. Puis le thérapeute la trouve et travaille avec cette part, lui demandant de laisser son propre Self être présent même face à une provocation. Plus les membres de ma famille intérieure ont été témoins du pouvoir qu’a mon Self, dans les séances ou dans le quotidien, plus elles ont été d’accord pour faire un pas en arrière et me faire confiance pour gérer les situations qu’elles avaient automatiquement l’habitude de gérer.
Dans cette perspective, j’ai essayé de laisser mes clients les plus perturbés devenir mes meilleurs Maîtres. Ils sont mes « tourmentors », en tourmentant, ils me «mentorent» car ils déclenchent des blessures clefs et des défenses qui ont besoin d’être guéries. Ils m’offrent également une grande opportunité de constater ce qui se passe lorsque je ne tombe pas dans le piège et que je reste centré dans mon Self. Dans cette ère de thérapies très techniques, de méthodes manuelles, de propagandes pharmaceutiques, et bien sûr dans cette atmosphère de soins codifiés des thérapie brèves, il est difficile de nous souvenir du potentiel que représente la présence de notre cœur ouvert. Et pourtant, être patiemment avec nos clients depuis le plus profond de notre être est la ressource la plus importante que nous avons à offrir. J’ai appris que si je fais réellement confiance au pouvoir de mon Self, je peux également faire confiance au pouvoir du Self de mon client. Si je peux me montrer confiant, animé de compassion et de curiosité, mes clients vont finalement se dévoiler également, et nous pouvons passer la plus grande partie de notre temps ensemble, avec un flot d’énergie entre nous. Lorsque cela arrive, nous guérissons tous les deux.
Une fois que vous vous êtes harmonisé avec votre client, la séance se déroule naturellement, le travail se fait quasiment sans effort, comme si quelque chose de magique se déployait pratiquement tout seul. Je ne pense même pas à ce que je vais dire, la parole juste arrive, comme si quelqu’un parlait à travers moi. Après cela, je suis plein d’énergie, comme si j’avais médité pendant une heure au lieu de procéder à un travail thérapeutique, exigeant et prenant. Dans un sens, bien sûr, j’ai été dans un état méditatif, un état de pleine conscience profonde, de pleine attention, de conscience centrée et de calme intérieur. Et même après toutes ces années, j’ai toujours l’impression d’être le témoin de quelque chose d’impressionnant, comme si le client et moi étions tous les deux connectés à quelque chose qui nous dépasse, quelque chose de bien plus grand que nous.